- Target:
- La démission individuelle et collective vs. l'équité en ligne
- Region:
- France
Cette lettre a simple vocation à faire acte de l'engagement artistique, en faveur d'une pédagogie critique et éthique des nouveaux medias.
Faire la lumière contre les obscures violences qui se propagent sur la toile, et dessinent, peut-être, la caducité de notre oeuvre de paix, de notre pacte social, des fondements démocratiques.
NB: le texte original, disponible sur demande par courrier électronique en pdf, comporte toutes les références des sources en notes de bas de page; il comporte aussi les règles typographiques d'usage permettant de repérer facilement les passages empruntés ou réécrits d'Emile Zola.
Procès Verbal
(Lettre à nous – ce mardi 13 janvier 2009)
« Ah ! Quel spectacle, depuis trois semaines, et quels tragiques, quels inoubliables jours nous venons de traverser ! Je n’en connais pas qui aient remué en moi plus d’humanité, plus d’angoisse, et plus de généreuse colère. (…)
Quel confusion, quel bourbier sans cesse accru ! (…) toute une agonie de ce qui fait l’honneur et la joie de vivre . »
Et l’on n’a pas fini de trouver cela hideux.
L’homme. Cinq sens, paraît-il, des centaines de milliers d’années d’évolution, un village qu’on dit planétaire, une espérance qu’on croit de plus en plus largement partagée, en lien avec la démocratie et le progrès, de dantesques voies et places d’information et de communication, tous azimuts, et plus l’ombre d’un sens commun ?
Nul qui ne s’émeuve à vital escient de cette guerre sous nos fenêtres – sur nos fenêtres, me dois-je d’ajouter ?
Des innocents tués, opprimés, mutilés, mais aussi, mais ailleurs dégradés en sinistres parades, par centaines, par milliers; et selon l’expression d’un de nos grands sociologues du présent, nous n’aurons toujours pas « cherché la Vérité autant que notre Vérité ? »
N’entendons-nous pas ?
La hideuse rumeur dévastatrice qui enfle, trop heureuse de pouvoir encore dresser les frères contre les frères, d’entredéchirer du dedans et de traverse : communautés, confessions et sociétés, de nous faire renier nos pères et condamner nos enfants; et rien qui ne s’entreprenne afin de neutraliser le poison, de ne plus inoculer le venin ?
Ne voyons-nous pas ?
Des siècles d’élaboration de la « cité des lettres », qui culmineraient sous la forme de web citoyen, qui se consument dans le plus désordonné charivari d’imprécisions malveillantes, d’allégations fallacieuses et d’incitations criminelles; mais pas une autorité, physique, morale, qui ne s’interroge sur le fond de cet échec dramatique ?
Mais je ne relève que des questions auxquelles l’intolérable raison brute a déjà réussi, n’en déplaise à Oscar Wilde, à imposer d’évidentes, hégémoniques et insupportables réponses.
Aujourd’hui, je l’ai dit, la violence et la xénophobie se jouent de l’humanité non plus sous mais sur nos fenêtres. Comment ne pas comprendre ce totalitarisme de l’écran global, massif, comme l’exacte synthèse – paradoxe ô combien réel – de l’aliénation et du solipsisme, syncrétisme le plus propre à dissoudre toute responsabilité et tout pacte social !
« Le nom de citoyen ne convient ni à ceux qui vivent subjugués, ni à ceux qui vivent isolés. », écrivaient Diderot et d’Alembert dans l’Encyclopédie des Lumières.
Ils n’auraient su mieux deviner les modalités selon lesquelles, deux siècles et demi après ces ultimes prémices qui firent advenir la démocratie en ce pays, une énième République accomplirait la composition magistrale; Celle qui, semblant nous garantir sans plus guère de restriction le statut d’électeur, de lecteur et de locuteur, voile ainsi au prix d’un triptyque fumeux, la profonde évidence : la divisibilité, l’aliénabilité, nouvelles en démocratie, de notre citoyenneté, de ses droits et devoirs.
En faisant, comme c’est désormais l’usage, bon marché.
« Le mot, messieurs, est une affaire de tout premier ordre. »
Or, voilà le crime, c’est le mot qu’on souille, qu’on avilit, qu’on se met malhonnêtement en bouche avec les intentions les plus exécrables, l’insincérité, l’irresponsabilité, le mercantilisme total, la xénophobie et le bellicisme.
Quand, en 1998, Lionel Jospin invoquait un Nobel de l’après première guerre mondiale, pour rappeler, au-delà même du rôle social et politique de l’individu, l’indispensable effort de conscience humaine, il déclara ceci :
Citant Anatole France : « La parole courageuse de Zola avait réveillé la France [… dénonçant] la conjuration de toutes les forces de violence et d’oppression unies pour tuer en France la justice sociale, l’idée républicaine et la pensée libre. (…). Zola fut un moment de la conscience humaine. », le Premier Ministre conclut : « Ce moment de la conscience humaine, il revient à chaque républicain de s’en montrer digne. »
Force est de lire dans la décennie qui s’est écoulée depuis, le silence retentissant, méprisant, qui fit écho à cette invite.
Raison d’en souligner maintenant les manques originels.
Il ne revenait pas uniquement à « chaque républicain » de se montrer digne du noble combat justicier d’Emile Zola; il ressortissait encore à la République elle-même, dans ses organes et ses représentations, de souscrire à cet illustre exemple, c’était la seule voie pour témoigner de la pérennité de ce dernier – de sa propre existence à elle.
Il n’appartenait pas seulement à la conscience républicaine de produire une quelconque démonstration de son empressement à garder vivant ce sacrifice, parmi d’autres, de nos pères fondateurs. Plus qu’une demande, une injonction même, c’était un devoir, c’eût du être un ordre de marche.
Mais puisqu’il n’est plus question déjà, à la fin du siècle dernier de se jucher sur les épaules de géants autrement qu’aux jours de commémoration; Puisque ce pauvre décompte des jours passés a résolu de se substituer à la mémoire vive des penseurs et au déchiffrement du monde; Puisqu’à nouveau les figures de l’engagement sont devenues de simples allusions dérivées (images-choc des mobilisations et déprédations militaires et terroristes, nombres dits clés des promesses budgétaires et espoirs de dividendes, lettres d’intention d’embauche ou paroles votives à visées électorales…);
Puisque nous voici donc au point où le seul véritable engagement qui tienne, celui qui, propre à l’espèce, devrait nous inspirer un soin constant à faire exister, en actes et en écrits, le pacte qui associe nos modernes figures de la souveraineté, les individus; je me fais devoir de parole, pour le vrai et le juste.
Devra-t-on encore longtemps feindre d’ignorer ce qu’on sait au fronton des instances supérieures de l’Etat, la glorieuse devise héritée de La Fayette, Rousseau, Voltaire, Hugo, Thiers, Louis Blanc et tant d’autres ! Ce sublime projet, ne fut-il pas été conçu pour lier notre destin, notre dignité de peuple, à une œuvre inextinguible – faire profession de cette devise, tendre à incarner cet élan ? Jamais, au grand jamais ! Les artisans de la Ière République et leurs descendants n’eurent pour objet d’endormir notre vigilance, de nous convaincre que le bien commun était advenu partout et pour l’éternité, par là de nous laisser aller sinon d’emblée au mal, certainement à l’indifférence et l’inaction.
Cette devise ! C’était, en devenir, notre monnaie d’échange avec nos semblables. Toujours à forger, toujours à faire circuler et à évaluer.
Ne croirait-on pas qu’elle n’est plus que dépréciée, thésaurisée au fond d’un coffre bien gardé dont plus personne ne s’occupe de localiser la clef ?
Mais venons-en « à l’humanité, à la vérité, à la justice ! », car il est grand temps.
Oui, « Allons au fait : Je vous avouerais que je m’accommoderais assez d’un gouvernement démocratique. »
Car, messieurs, me permettrez-vous, dans ma gratitude pour le libre espace que vous nous avez développé, de vous dire que nos étoiles sont menacées de la plus honteuse, la plus ineffaçable des taches.
Vous avez conquis les esprits, les inclinations, les voix ou les portefeuilles. Vous apparaissez rayonnant dans l'apothéose de cette grand’ messe technologique que l’internet participatif a été pour le village planétaire, et vous vous préparez à présider au destin de notre Expression Universelle, qui couronnera notre grand siècle de travail, de modernité et de nouvelle sociabilité. Mais quelle tache de boue sur vos noms - j'allais dire sur vos règnes - que cette abominable affaire ! Une situation régionale de guerre vient, sans ordre ni nom, susciter une vague inouïe de haine, en particulier dans la sphère francophonie. Et c’est fini, le monde a sur la joue cette souillure, l’histoire écrira que c’est sous votre pouvoir qu’un tel crime a été commis.
Puisqu'ils ont osé, que vous avez osé, j'oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai, car j'ai promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie, ne la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre des innocents qui expient là-bas, ici demain, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu'ils n'ont pas commis.
Et c'est à vous, messieurs les présidents, que je la crierai, cette vérité, de toute la force de ma révolte d'honnête homme.
On cherche donc sur la toile, on examine les publications en tous genres, et… là aussi c’est comme une affaire de famille à décimer, un émissaire à désigner, pour lui faire mauvais sort. Les hôtes de la toile ont pour eux leur conscience, qui s’accommode de bien des choses. Mais au fond, ils accueillent l’occultisme, la cryptographie, les plus mal intentionnés. On ne saurait concevoir les défauts d’architecture numérique, les chausse-trappes des bugs et maintenances informatiques, les signalétiques trompeuses, le déni de déontologie éditoriale, les référencements manipulateurs, dans lesquels ils laissent choir les usagers, l’anonymat organisé, l’irresponsabilité contractuelle et quotidienne, les inquisitions délirantes, les surveillances pirates, les imaginations monstrueuses, la défausse sur les pratiques délatrices, la mise au secret des plus infâmantes excommunications publiques, toute une démence torturante.
Entrent en scène les haines les plus sordides et les invalidités les plus curieuses.
Pour un groupe de réseau social affectant combat et résistance qui ne diront jamais leur vrai nom, naîtront vingt forums à la gloire des « surhommes »; si un antisémite répand son venin chez un hébergeur multimédia inter-clients, dix racistes s’inscrivent au leader des questions-réponses en ligne; et quand cent salons de discussion instantanée auront été investis à leur tour par la violence, des milliers de commentaires proprement « erostratesques » noyauteront les pieds des articles du Monde, de Radio France, et autres, sous les auspices favorables de bloggeurs immatures, propagandistes ou publicitaires. Mensonges ! mensonges et enragements, qui vont et viennent, sans trêve, et tirent odieusement profit d’un lamentable épisode du conflit au Proche-Orient ! Et l’ulcèrent, au plus intime de nos existences ! Qui a déclaré sur une antenne radiophonique publique, vendredi 9 janvier, que mûrissait « une génération entière qui n’allait pas avoir été confronté au problème de la guerre » ? Cet homme avait-il l’usage de ses sens ?
Il y a une quinzaine d’années, un anthropologue de mérite écrivait : « Je revendique cette aptitude que nous avons tous à ne pas être conformes à nous-mêmes, à ne pas être un bloc homogène dont la personnalité serait définitivement fixée… cette possibilité d’être traversé par des courants divers et d’échapper au fanatisme de l’identité. »
Ce serait, je crois, lui faire insulte que d’entériner à cette aune une réalité ultérieure – la défragmentation malicieuse et inauthentifiable, pour le lecteur, des « alias » informatiques, la décontextualisation systématique des êtres et des mots, et les apparents traits d’échanges entre tendances d’esprits, apparents oui, car l’expérience apprend qu’il s’agit bien plus souvent de monologues égotistes.
Ce serait en revanche intéressant, sur un plan conceptuel, de faire méthode de ce manifeste afin d’explorer la psychose internautique dans sa double manie, l’anonymat et la cristallisation identitaire. Possible intrinsèquement pathologique qui ouvre au travers d’un autre fanatisme, celui de l’antagonisme accru entre « communautés ».
Pour l’heure, n’est-il aucun recours au propos d’équité ?
Comment nos bien-aimés rédacteurs de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme auraient-ils pu, alors même qu’au Préambule seuls de modestes sommes d’ordinateurs balbutiaient de très improbables protocoles réseaux, au fond de quelques laboratoires protégés par le secret industriel et militaire, comment auraient-ils pu prévoir que leurs meilleurs efforts pour faire advenir la démocratie, la paix et les droits de l’homme, seraient traîtreusement outragés au moyen d’une nouvelle révolution technologique, de la convergence numérique et de la toute-puissance médiatique d’internet !
Dorénavant, qui peut néanmoins en pleine lucidité nier que calomnie, diffamation, incitation à la violence et à la haine sont les lots banals sur nos écrans en réseaux !
A l’article 19, la liberté d’opinion et d’expression, ce droit « des plus précieux de l’homme » , y est dit universel, et impliquant « le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. »
Au premier regard, le miroir aux alouettes de mon écran branché pourrait à moindre coût passer pour la plus introuvable concrétisation de cette machine qu’on voudrait, avec Rousseau, ne voir tendre qu’au bonheur commun.
Point n’est besoin cependant de forcer l’envers de cette matrice réflectrice pour prendre conscience que, dans sa configuration actuelle, l’architecture de ses réseaux et ses modalités d’ « échanges », tout opère et ne pare le « village planétaire » que d’un cosmétique républicain. Bien plus prégnante et redoutable est sa nature profonde : elle est le puissant vecteur d’une dictature d’autant plus redoutable qu’elle se masque. Et, simulant de libérer la parole par la trêve du silence, de déposer les armes de la censure, elle n’en apprête que mieux notre « nouvelle sociabilité » des attraits fallacieux d’une suprême (subprimée, régressive) libre information slash communication. Bref, elle instille la dictature de la rumeur et du fracas, adroitement subrogée aux répétitions du concert des nations et aux conversations entre les peuples et les personnes.
Dictature du silence coupable, dictature du bruit furieux… Pour moi, à l’instar de Woody Allen, « chaque fois qu’on me demande de choisir entre deux voies, je n’hésite jamais : je prends la troisième ! ».
Pas plus que d’une qualité à intervenir autre que la posture de l’artiste engagé, je ne prétends pas ici me saisir d’une plume pionnière. Dans un passé proche, d’illustres investigateurs ont énoncé les dangers où nous plaçaient l’obsolescence accélérée du droit normatif national et supranational, la caducité des contre-pouvoirs et même des concepts sociopolitiques les plus élémentaires, face à la croissance frénétique des technologies et supports, assimilés à la va-vite au progrès et à l’épanouissement des médias.
Pour n’en citer que trois, bien documentés, limpides.
Jean-Pierre Warnier, en 1999, à la question : « Comment assurer la cohésion sociale et gouverner des pays dont la culture part en miettes ? » répondait : « Seule une organisation politique englobante et respectueuse – un Etat – est capable [d’arbitrer] et d’accueillir un patrimoine de références communes soustraites au marché ». La réalité en étant déjà au dessaisissement de l’UNESCO au profit de l’OMC, il en appelait à un OMCbis (C pour Culture) et s’inquiétait : « Sera-t-il possible, dans les années qui viennent, de rétablir l’ordre démocratique des choses [au plan du débat sur la production culturelle humaine] ? ». Il anticipait même les objections des « libéraux qui confondent démocratie et marché compétitif », en dénonçait le caractère trompeur et périlleux : « en premier lieu, la machine en question marche au conflit [je souligne]. Il faut donc la coupler avec des instances de régulation. En second lieu, la création culturelle a besoin de ressources pour vivre (…). Il faut donc que les instances publiques, nationales ou internationales, poursuivent leur entreprise de rééquilibrage et de contre-pouvoir, face aux industriels et aux marchands, dont le rôle, au demeurant reste essentiel. »
De quel champ de la production humaine les « informations et opinions » en réseaux, et surtout leurs conditions de diffusion, pourraient-elles relever, si ce n’est la « machine culturelle » ? En quoi devraient-elles échapper à ce besoin clairement établi voici une décennie, de régulation, d’arbitrage pacificateur au niveau international, hors intérêts financiers et politiciens ?
Plus récemment encore, Limore Yagil s’en prenait à une « idée reçue » (sic) : « l’usage d’internet ne favorise pas l’apparition des idées démocratiques (…). Les droits de l’homme et de la personne sont régulièrement bafoués pas les internautes à travers le monde et les Etats, les gouvernements et les compagnies (…). Face à une telle situation, il importe de réfléchir sur une nouvelle éthique relative à l’usage du web. [je souligne]. »
On ne peut plus lisible lui aussi, Michel Arnaud nous mettait en garde voici deux ans à peine : « Les technologies de l’information et de la communication sont utilisées de manière à renforcer le modèle libéral dominant à l’échelle de la planète, accentuant la fracture numérique et sociale. Les conséquences sur le triptyque républicain, Liberté, Égalité, Fraternité, sont préoccupantes. [je souligne] »
Et ? …
Et toujours, au point de vue des instances nationales ou internationales comme des organisations privées ou non lucratives (puisqu’en ce nouveau monde, on ne saurait être gracieux, seulement « sans-profit » ?), un consensus à ne réclamer que « réduction de la fracture numérique », dans l’ignorance des enjeux majeurs : l’éducation, simultanée autant qu’à rebours des conquêtes équipementières, à destination de toutes les populations, afin d’outiller leur pensée !
Ci et là, de bienveillants penseurs des « réseaux et réseaux de réseaux » comme opportunité inédite dans l’aventure humaine; de généreuses voix qui, telle celle du Dalil Boubakeur de 2003 , s’élèvent contre les pires tenants et aboutissants du communautarisme; quelques journalistes qui veulent, après Ignacio Ramonet, Philippe Meyer et nombre de leurs collègues, dessiller leur corporatisme, leurs poussiéreuses stratégies de recapitalisation et toujours inconvenantes approximations documentaires, ainsi revivifier le lien entre « journalisme et démocratie » . Mais aucune démarche collective en perspective d’une nouvelle éthique médiatique, nulle commission s’efforçant d’offrir de guider la presse traditionnelle dans la donne numérique contemporaine, ni d’étendre les règles déontologiques aux nouveaux ?
Il y a des milliers d’années, les poètes racontaient ceci. Aux commencements du monde, Cronos fut le benjamin des Titans. Avide de pouvoir, il châtra son père Ouranos, enchaîna ses frères et dévora un à un ses enfants les futurs Olympiens sitôt que nés de sa sœur-épouse Rhéa. Il fallut toute l’ingéniosité de cette dernière, la puissante inspiration de l’amour – Aphrodite n’était-elle pas la dernière née du père mutilé – pour que la nouvelle génération survive; au prix du sang encore : l’émasculation du père infanticide.
Tel est selon moi le crime contre l’humanité qui est en train de se perpétrer.
Laissant nos anciens naufragés au large du supersonique technologique, dressant à fin consumériste la génération intermédiaire entre « technophiles » (amoraux supposés) et « technophobes » (cibles d’argumentaire), nous abandonnons nos enfants et nos jeunes à la noyade au sein d’une dimension virtuelle qui n’a de débat public qu’un flagorneur attribut usurpé – le débit.
Mais… « Cette lettre est longue, messieurs, et il est temps de conclure. »
J’accuse les acteurs du web participatif, toutes les compagnies multinationales qui font assaut de « nouveaux modèles économiques » en coupable compromission avec les fournisseurs d’accès, les opérateurs télécoms, les éditeurs de systèmes d’exploitation et de logiciels et encore les équipementiers informatiques, les conseils d’administration des hyper-groupes media, d’association malencontreuse, en vue de substituer à l’universalité de la dignité d’homme et de ses fondamentaux, le plébiscite de l’individualisme forcené et le désordre public.
J’accuse nommément, au titre de leur exemplarité, sans souci autre d’illustration et aucun d’exhaustivité, Yahoo ! Q/A, Daily Motion, Facebook, ainsi que les prestataires amoraux de la blogosphère, les organisateurs de l’agglomération labyrinthique de forums, de salons de discussion instantanée et autres réseaux sociaux démesurément élargis, car ils privilégient des objectifs commerciaux de préférence à la lisibilité la plus élémentaire des identités et des propos, car ils se réfugient derrière les confortables et dispendieux paravents juridiques des « conditions d’utilisation » et la surprenante discrétion des moyens de communication directe avec eux-mêmes, car ainsi se dédouanent-il de la plus immense et ignoble part de propos calomnieux et anthropophobes tenus sur leurs serveurs.
J’accuse, dans leur ensemble, les acteurs du web 2.0, à commencer par Google et tous ses épigones de services internet primaires égarés dans la course concurrentielle à la diversification la plus totalement bidirectionnelle, de prétendre nous amadouer à coups de concepts publicitaires bonhommes, et de contribuer à nous celer, sous le patronat de slogans simplets et autres « googlitude » un terrible destin où l’humain se déposséderait à nouveau de ses responsabilités et privilèges les plus imprescriptibles – liberté d’information et de communication, mais tangible, contextuelle, en bonne foi et en bonne intelligence de l’altérité.
J’accuse les médias traditionnels d’impuissance avérée à pallier les égarements du « maljournalisme », pourtant endo-décriés avec ardeur à la suite des lanceurs d’alerte de 1991, et par là, de participer activement, quoique par défaut, à l’incroyable motion de censure qui gagne chaque jour du terrain, à la faveur de foisonnantes théories du complot, ces fossoyeuses de la confiance et de l’espoir qui sont au nombre des biens inaliénables des sociétés librement formées par l’association souveraine des personnes.
J’accuse les amateurs conspirationnistes de divers horizons de faire leur charogne des propres clichés et préjugés qu’ils ambitionnent de mettre au jour, et par généralisation abusive du doute, de pervertir jusqu’aux fondements les pré requis de l’esprit critique et de la recherche documentaire.
J’accuse les soi-disant instances régulatrices et les organisateurs de rencontres et colloques à prétention « méta » technocratique de n’être qu’avatars de marchands du temple, impatients de placer à titre onéreux des « solutions » innovantes, au détriment même des collectivités locales, nationales et internationales et de leurs membres.
J’accuse le corporatisme et l’incapacité des contre-pouvoirs proclamés, leur toute-puissance d’aveuglement. Ces médias traditionnels qui ont autorisation légale à tenter de nous éclairer, les structures d’enseignement et de recherche qui se donnent pour mission de diffuser démocratiquement leurs lumières, même les artistes chéris de l’exception culturelle qui ont cédé aux sirènes de la notoriété, résignant leur condition de citoyens singulièrement engagés; tous ont, faute de résultats, de moyens ou de volonté c’est à étudier, démissionné de leur rôle naturel : transmettre à la société postmoderne, aux gens, les quelques règles primaires et métaphores qui devraient présider à toute édition, toute requête d’information, toute velléité d’expression de ses opinions et de ses croyances, tout acte civique en somme.
J’accuse de faillite au devoir de soutien et promotion de l’égalité des chances une part démesurée des institutions et associations représentatives de la volonté d’éduquer le citoyen des générations futures, instances qui, d’un bout à l’autre comme au beau milieu de la planète, s’époumonent avec peu de succès à définir les ressources matérielles en informatiques pour chaque société et demeurent sourdes à l’indispensable urgence d’un véritable programme d’éducation informationnelle et communicationnelle.
Je nous accuse, collectivement et individuellement, de déchoir sans cesse un peu plus de notre dignité d’humain, par l’abandon des moins favorisés, autant au désert d’échanges réels qu’à la surpression des discours et axiomes virtuels.
Je nous accuse d’inaptitude et de paresse à préserver nos enfants des atteintes à leur intégrité morale, psychique, affective, intellectuelle, quand pas physique.
Je nous accuse d’avoir vendu aux promoteurs de brevets les plus nobles idées et bons vœux de nos ancêtres et contemporains, de favoriser insoucieusement la confusion des genres – entre opinion et rumeur, entre source et information, entre vérité et mensonge, entre le pluriel et l’agglomérat, la liberté et la marchandisation, le verbe avec le bavardage, l’engagement et la publicité, la traçabilité et la surveillance, le devoir et la police, la célébrité avec le pouvoir, l’expression et le monadisme, le nomadisme et l’anonymat notoire, le droit avec l’irresponsabilité.
Je nous accuse de ne plus engendrer ni d’être, médiatiquement parlant, des adultes.
Je nous accuse, dans notre fatale ignorance des dérives de la toile, de ses hurlements haineux et ses discrétions embarrassées, dans notre désintérêt à l’adresse de la bienveillance et d’éthique, de faire le jeu de la guerre et de la douleur.
Je nous accuse d’avoir placé nos meilleures intentions derrière les écrans.
En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets, précisément, sous le coup des lois qui régissent la libre expression. Et c’est volontairement que je m’expose.
Parce que le questionnement est l’unique source de citoyenneté comme, grâce aux lettrés arabo-musulmans, l’Occident judéo-chrétien n’a pu l’oublier d’Aristote.
Parce que, si l’erreur toujours possible, probable d’ailleurs, est permise à proportion des ressources de l’auteur, le mutisme ne serait qu’une violence symbolique de plus, intolérable à l’heure où je crains de voir le cancer de la haine embraser non plus seulement l’espace-temps virtuel, mais bien l’esprit et le cœur de nos enfants, avant que de gagner nos rues.
Parce que, comme Rousseau, « j’aurais voulu vivre et mourir libre, c’est-à-dire tellement soumis aux lois que ni moi ni personne n’en pussent secouer l’honorable joug, joug salutaire et doux que les têtes les plus fières portent d’autant plus docilement qu’elles sont faites pour n’en porter aucun autre. J’aurais donc voulu que personne dans l’Etat ne put se dire au-dessus de la loi et que personne au-dehors n’en pût imposer que l’Etat fut obligé de reconnaître .
Quant aux entités que j'accuse, je ne les connais pas, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des esprits de malfaisance sociale. Et au sein de ces entités sont des gens qui dorment, et ils ont des femmes et des enfants qu'ils aiment ! L'acte que j'accomplis ici n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter l'explosion de la vérité et de la justice.
Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n'est que le cri de mon âme. Que l’enquête ait lieu au grand jour ! J’attends.
Ne pouvant en appeler à une Aurore qui poindrait, je publie cet appel sur la toile, désireuse d’honorer ce jour, au lendemain du cent onzième anniversaire d’un manifeste si mémorable; ni m’en remettre au Clémenceau du jour, je lui conserve ce titre inspiré d’un autre article du romancier ; et signe de mon nom véritable.
Je veux seulement faire œuvre propre à ranimer la pédagogie civique, et à rendre justice à notre état si longtemps désiré. Acteurs, acteurs de ce monde, nous sommes, nous avons devoir d’être !
Aussi j’invite, de toutes les forces de mon cœur, mes concitoyens de France et du monde, à contresigner, non la lettre du propos, non encore exempt de ses maladresses et défauts, mais l’esprit, vigoureux et intègre, de la lettre.
Paris, le 13 janvier 2009
A la mémoire de José Maria Blanco White
(Séville, 1775- Liverpool, 1841)
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The Procès Verbal (Lettre à nous) - 13 janvier 2009 petition to La démission individuelle et collective vs. l'équité en ligne was written by Gwendoline M. and is in the category Civil Rights at GoPetition.